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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 12:18

Track : Disturbed - The Sound Of Silence

 

Poète avait l’œil noir. C'était moche.

Partout les ombres accouraient, surgissaient, dégueulées par la pénombre. Elles sautaient les barricades, engloutissaient les défenses. Une déferlante grouillante qui ne laissait rien de vivant derrière elle.

Qui arrivait par tous les côtés.

« Dépêche, Satyre !
_ J’fais c’que j’peux ! » souffla en trois fois l’être difforme et cornu, chaussé de sabots qui dérapaient sur la terre argileuse.

Ce ne fut que lorsque les ombres lui caressèrent le dos qu'il franchit d'un bon le seuil de la herse. Poète, tranchant la corde de retenue, fit choir avec fracas la lourde grille découpant net les premiers poursuivants. Une dizaine d'autres s'écrasèrent violemment dessus en suivant, dans un râle commun d'effort.

Poète pris le temps d'observer les ombres qui s’agglutinaient sur la herse. Il en dévisagea une longtemps, impassible. Il étudia son visage instable et grimaçant sous la poussée de la foule. Puis il regarda par-dessus la déferlante qui continuait de fondre sur eux.

Assis sur une branche d’arme, le petit monstre suivait la scène, tandis que l’armée des ombres défilait sous ses pieds. Poète, par réflexe, le salua d’un mouvement de tête. Le petit monstre le scrutait, mais il ne broncha pas. Il ne répondait jamais.

Satyre s’inquiéta, parce que c'était ce que Satyre faisait le mieux, en tout cas le plus fréquemment.

« Elle va tenir, la Herse ?
_ Non" admit Poète, se détachant de sa contemplation.  "Les défenses ont lâchées,  les ombres sont trop nombreuses.
_ On a une issue, quelque part ?
_ Non.  Nous sommes acculés. Même les souterrains sont pris.
_ On va s’en sortir ?"

Poète regarda son ami. Ce fut la première fois qu'il réalisa que de tous, c'était lui son préféré.
"Non. soupira-t-il enfin. Je pense pas. Pas cette fois. »

Satyre étouffa un sanglot soudain, sorti de nulle part, comme en ont les enfants.

« Il s’est passé quoi, merde ?!
_ Tu le sais, Satyre.
_ Il est mort ?
_ Oui.
_ Contre qui?
_ Lui-même, le cou sur son épée.
_ Mais… c’est l’anathème, ça ! La lumière ne voudra pas de nous ! »
Poète grimaça : « On fera sans. On a toujours fait sans. »

_ Mais Chevalier peut pas vraiment mourir…
_ Si.  En trahissant tous ses serments.
_ Mais… Pourquoi ?
_ Pourquoi ?! »

La violence de l’exclamation de Poète fit sursauter Satyre.

« Pourquoi ?! Tu te fous de moi, j’espère ?!
_ Mais..
_ Ta gueule ! hurla Poète, tremblant d'une colère blanche. Tu demandes pourquoi?! Pour toi! Ouais, toi! et puis pour moi! Et pour à peu près tous les putains de leur mères ici! Faut couvrir les arrières?! Chevalier! mais si, ça lui fait plaisir! Il donne aussi dans la charge héroïque, mais sa spécialité, c'est bien entendu la défense, hein?! Quand toi tu faillais, hein Satyre, qui devait monter au créneau? Comment crois-tu que je pourrais tenir la plume s'il n'était pas à côté pour porter l'épée?! Soyez tous rassurés, Chevalier veille, c'est acquis, il encaissera le coup avant vous. Et bien voilà! C'est fait, alors s'il te plaît...
Il s’appuya contre le mur, et se laissa s’écrouler. « ...ta gueule… »
Les sanglots montèrent dans sa gorge, qu'il contracta pour continuer de répéter dans un chuchotement souffreteux « Ta gueule, ta gueule, ta gueule…»

Satyre brisa le silence qui s'installait lentement. Ne serait-ce que parce qu'en guise de silence, les centaines d'ombres qui s'écrasaient contre une herse dont le métal souffrait et commençait à chanter, ça n'était pas du tout de son goût.

« Chevalier est mort. Du coup l’état d’Urgence est déclaré, toutes communications entre la tête, le cœur et les tripes sont coupées, et c’est Trompe-La-Mort qui a les pleins pouvoirs. Mais c’est pas la première fois que l’on voit l’état d’Urgence, hein ? Et les autres fois, on s’en est finalement sortis, non ? »

« Je n’y compterais pas pour cette fois-ci. »

La voix qui venait de s'exprimer était posée, mais l'empreinte du drame qu'elle portait la rendait lugubre. Poète et Satyre tournèrent la tête pour voir Trompe-La-Mort apparaître dans la pièce. Privilège des pleins pouvoirs, il était le seul à être en mesure de se déplacer librement. En voyant sa tenue, les deux autres échangèrent un regard complice, lourd de sens. D’habitude, Trompe-La-Mort était débraillé, voire nu, tatouages apparents et la nonchalance de celui qui n’a cure du jugement des autres. Là, il était vêtu de noir de la tête au pied, dans un style bien trop solennel.

Poète échoua à lui sourire, aussi il se contenta d'un:
« ça se passe comment ?
_ Mal j'en ai peur. J’essaie de gagner du temps mais sans Chevalier, je n’arrive pas à les retenir. Le petit monstre les guide, ils empruntent tous les passages secrets, c’est une première. Notre force se retourne contre nous. Les tripes viennent de tomber, elles sont aux mains des ombres. Je suis venu parce que, vous étant réfugiés dans le cœur, vous êtes les prochains.
_ On a pas eu le choix !" se défendit Satyre, qui n'appréciait guère être taxé d'imprudence. "On a tenté de rejoindre la tête par le cou mais tout était fermé ! Herse, pont levis redressé, même les passages étaient murés!
_ J’ai pas eu le choix, Cornu. Les ombres viennent de chez vous, de la région du cœur. J’ai dû tout barricader. Sinon nous serions déjà tous mort.
_ Et ça change quoi, de gagner du temps ? » brusqua Poète, miné.

Trompe-La-Mort haussa les épaules.  « Probablement rien. Mais c’est la procédure. »

Il y eu un silence, puis Trompe-La-Mort acta:

« T’as merdé, là, Poète. »

Poète baissa la tête, cachant une grimace de souffrance contrite. « Je sais ».

« Satyre, reprit Trompe-La-Mort en changeant de cible, vu qu’on va tous y passer, j’ai un service à te demander. »

Les yeux bouffis de larmes de Satyre s’ouvrirent de surprise.

« Je voulais te laisser tranquille, mais le temps nous est compté. Je suis en train de tout faire pour que nous puissions régler un maximum d’affaires courantes et que l’on parte proprement. On a vécu que dans la merde, la souffrance, le mensonge, et la peur. J’ai envie qu’on parte entiers, et debout.
_ Et… ?
_ Et je voudrais que pour la fin, tu nous montres ton vrai visage. Partir en étant nous-mêmes. » lâcha Trompe-La-Mort en se dressant devant lui.

Poète releva la tête, soudain captivé au delà de son marasme. Satyre présentait un inconfort certain, dansant d'un sabot à l'autre, bredouillant tout bas. Trompe-La-Mort le fixait d’un regard qui transperce l’âme et qui a encore assez de puissance derrière pour traverser quelques murs de béton. Il reprit :

« On va pas se mentir, tu faisais un piètre Satyre. Tu n’as pas grand-chose en commun avec ces bestioles. Tu as toujours respecté nos ordres, chaque personne, et t’a jamais montré la perversion que tu affiches fièrement dans ton discours. On le sait tous, que tu es une fraude pour ton espèce. Que t'es pas vraiment un Satyre. On te laisse prétendre, parce qu'on t'aime comme ça. Je voudrais, si tu l’acceptes, que pour notre crépuscule, tu te montres à nous, sans craintes ni faux-semblants. »

Satyre resta silencieux et immobile. Ses lèvres tremblaient.

Poète appuya la demande d'un « S’il te plait, Satyre. » dans laquelle pesait une amitié intense.

Les contours de Satyre se firent flous, sa silhouette muta. Au bout de quelques secondes brumeuses, le masque était tombé.
Là où il se trouvait, pleurait, assise au sol, une jeune femme aux cheveux multicolores en bataille, inconsolable. Un bandeau de velours rouge écarlate passait autour de sa tête et sur ses yeux. Ne souillait son visage qu'une seule et unique larme de sang, paresseuse, immobile, sur sa joue gauche. Pourtant ses pleurs, saignements de l'âme, semblaient venir et résonner du ciel, des arbres et des murs, du sol, du cœur de tout ce qui vit. Poète se prit la tête entre les mains. Trompe-La-Mort n’écrasa pas la larme qui vint mourir à la commissure de ses lèvres. Il s’approcha de la jeune fille, s’assit à son niveau, l’enlaça autant de délicatesse que de ferveur, et l'écouta longuement pleurer dans ses bras.

« ça faisait longtemps que l’on ne t’avait pas vu, on se faisait du souci", lui chuchota-t-il en profitant d'un sanglot plus timide. "Allez, calme toi, tu es chez toi maintenant. Ne t’en fais pas, cela ne va plus être très long. Merci d’avoir accepté de te montrer. Tu vas voir, on a peut-être jamais réussi à vivre, mais notre sortie, on va pas la louper. »

Il posa un baiser tendre et délicat sur ses doux cheveux multicolores, dans lesquels dansaient les quatre saisons, la vie, et la mort.

« Merci d’être avec nous, Amour. »

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commentaires

M
L’important c’est qu’après il y ait toujours une rupture
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