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18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 21:10

 

Et encore, au bas mot.

 

Je préfère arrondir à l'inférieur pour qu'il soit impossible à quiconque de me taxer d'exagération. Selon mes calculs, j'ai dû allègrement dépasser les trois cents appels. En deux heures trente.

 

Au moins deux appels par minute.

Téléphone en main.

 

"Bis", "appeler", "tonalité occupé", "raccrocher". 

 

Attendre quelques secondes.

 

"Bis", "appeler", "tonalité occupé", "raccrocher". 

 

Etc.

 

J'aimerais dire que je harcelais quelqu'un dans le cadre d'un acte militant. Ou bien même que je harcelais quelqu'un dans le seul but de lui nuire, qu'importe. J'aimerais pouvoir dire cela, car ça signifierait que mes actes -- deux cents appels en deux heures et demi -- avaient une portée et une vocation à être exceptionnels. Mais ça n'est pas le cas. Demain, je recommencerai. Et Après demain, et le jour encore après. Jusqu'à ce que quelqu'un décroche.

 

Je ferai ça tous les jours. 

 

Pire encore, nous ferons cela tous les jours.

 

Car nous sommes des centaines, que dis-je, des milliers. A passer des centaines d'appels enfermés dans un silence coupable et honteux, alors même que nous n'avons rien fait de condamnable, si ce n'est le fait de n'abandonner personne.

 

Imaginez un instant, juste une seconde, qu'un de vos proches se retrouve pour une quelconque raison prévenu en maison d'arrêt, en détention préventive. Vous n'avez rien vu venir. Le ciel vous tombe sur la tête, sous la forme d'un appel d'un avocat commis d'office.  Bien entendu votre proche n'a pas de casier, n'a jamais eu affaire à la justice.

 

Et là, il est en prison, en attente de son jugement. Présumé innocent, certes, mais en prison quand même.

 

Première question qui surgit tel un geyser de votre cerveau en ébullition: "Comment puis-je le contacter?"

C'est vrai, quoi. Vous voulez sa version, savoir s'il va tenir le coup, et puis, WTF, lui parler.

 

Ben oui, sauf que vous ne pouvez pas. Au bout de quelques jours, vous parviendrez péniblement par le biais d'une association à obtenir son numéro d'écrou, qui vous servira à lui écrire. Fiévreusement alors, vous lui écrivez aussitôt un petit mot que vous vous empressez de déposer à la poste avant la dernière levée, en affranchissement maximum, pour qu'il l'ait au plus vite. Et tant pis alors si finalement vous n'avez pu remplir la lettre que de banalités à pleurer, vous ne savez rien, qu'auriez-vous pu écrire? Tant pis.

 

Oui, tant pis. Vu que cette lettre mettra des semaines, voire des mois, à lui arriver. Oui, car vous finirez par apprendre que tout le courrier arrive à la prison, puis part vers le bureau du juge. Or, ce dernier a une pile de courrier en retard que ne renierait pas le héros de mon enfance, Gaston Lagaffe.

 

Rondudju.

 

Il faudra donc attendre que votre missive suintante d'innocence et de perdition arrive en bas de la pile, et que le juge la lise. ça peut prendre des semaines.

 

Et là, détail amusant, une association vous explique que s'il juge la missive trop en lien avec l'affaire, ou simplement s'il préfère conserver le détenu dans une solitude prompt à l'affaiblissement de sa psyché le temps de l'enquête, il peut tout à fait la bloquer. Pour une durée indéterminé. S'en suit cette conversation avec la charmante bénévole:

 

"Vous parliez de l'affaire dans votre lettre?

_ Comment aurais-je fait? Je ne sais rien.

_ Bon, ça, c'est bon. ça donne au juge une raison de moins de la garder. Vous avez écrit quoi, au juste?

_ Quelque chose comme "tiens le coup".

_ Arf, pas bon, ça. Le juge risque de la bloquer pour maintenir le prévenu en isolement.

_ Attendez c'est n'importe quoi! Il faut que je lui écrive quoi pour que ça passe?! Juste les résultats du Tiercé?!

_ Ah non surtout surtout rien qui puisse passer pour un code."

 

Ah. Même pas les résultats du tiercé, alors.

 

Bref, au bout de quelques semaines, vous cessez d'espérer un contact épistolaire, réalisant que dans ce domaine un prévenu (présumé innocent, donc) a moins de droit qu'un détenu (condamné).

C'est alors qu'abracadabra, votre demande de permis de visite, posé le jour même où vous avez appris l'incarcération de votre proche, est enfin acceptée.

 

Alléluia mes frères.

 

Une gentille dame du tribunal vous appelle alors et vous explique qu'il vous suffit d'appeler la maison d'arrêt "un matin entre huit heures et demi et onze heures" pour prendre un rendez-vous de parloir. 

 

Cool.

 

Avant de raccrocher, elle rajoute: "soyez patient".

 

Hein?

 

Bref, serein, je profite d'une grève inopinée mais pour le coup fort à propos de ma boite pour m'organiser la matinée du lendemain tranquille.

 

Debout huit heures et quart, café-clope-tournée des blogs.

 

Huit heures vingt-cinq, un demi-café encore chaud dans la mug, le mégot finit de s'éteindre, j'attrape mon téléphone.

 

Autant en finir vite, me dis-je.

 

Ha-ha.

 

J'appelle, ça sonne occupé. Pas de standard, pas de temps d'attente, rien. Sonnerie occupé, et ça raccroche. Comme dans les 90s.

 

Fier-à-bras, je jette un oeil de défi à l'horloge numérique du micro-onde qui me guette déjà de ses LED moqueuses.

Je marmonne un "ça ne va pas se passer comme ça", et bing, je rappelle. 

 

Occupé.

 

Deux heures et demi plus tard, après quelques crises de nerfs, noyé dans un écoeurement total, je raccroche mon deux cent ou trois centième appel. Il est onze heures. Je n'ai eu personne.

 

J'y ai passé deux heures et demi, téléphone en main, je n'ai fait que ça. De quoi devenir fou.

 

De rage, j'appelle une association, révolté, essayant de comprendre pourquoi ce matin la prison avait laissé son téléphone décroché.

 

J'aurais aimé que vous entendiez, vous, amis imaginaires, la voix compatissante mais blasée de la bénévole m'expliquer que c'est toujours ainsi. Que des centaines, ou des milliers de familles     passent leur matinée à écouter la tonalité saccadé de la ligne occupée. Que de nombreux prévenus ou détenus n'ont pas ou peu de visites, pas parce qu'ils n'ont pas de proches, ni parce que ces derniers ne peuvent pas, de temps en temps, prendre une heure pour venir les voir. 

 

Non, simplement parce que ces familles, ces amis, ne peuvent se permettre d'appeler toute la matinée, plusieurs jours d'affilé, en espérant avoir la chance de joindre le seul surveillant chargé de cela, que j'imagine devant un téléphone à roue, qu'il laisse décroché un petit quart d'heure le temps de prendre le café avec les collègues, parce que décidément, "ça n'arrête pas ce matin."

 

Et chaque jour se rajoute à la liste des proches de détenus ou prévenus qui tentent d'obtenir un rendez-vous de parloir ceux qui ne l'ont pas obtenu les jours précédents, et les nouveaux venus.

 

Chaque jour, plus de personnes appellent. Toujours plus nombreuses que celles qui finissent par abandonner, la mort dans l'âme.

 

Des gens qui n'ont rien à se reprocher, si ce n'est le fait de vouloir entrer en contact avec un de leur proche que le système a décidé de retirer de la partie, le temps de statuer sur son sort.

 

Des gens qui se taisent, parce qu'il suffit de voir la façon dont ils sont traités pour comprendre le message, limpide, du système:

 

"Ayez honte et taisez-vous."

 

Peine perdue, l'ami.

 

Je n'ai rien fait, et je n'ai pas honte.

 

Demain, je rappellerai. 

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commentaires

T
Je connais ce genre de choses. Pas pour la même raison, pour des trucs plus futiles, mais c'est pareil. Sauf qu'au bout d'un moment, on m'a répondu, moi. On m'a répondu d'attendre un peu parce que<br /> vous comprenez monsieur, vous n'êtes pas le seul.<br /> Bon, par contre, concernant le standard, j'ai un début d'explication, merci soeurette pour ça.<br /> Dans les prisons françaises, on est en sublime sous-effectif de personnel. Et en magistral sur-effectif de pensionnaires. D'où un déplacement desdits personnels vers l'endroit où l'on a le plus<br /> besoin d'eux. Et contrairement à ce que l'on croit, le maton ne fait pas que mater, donner la bouffe et dire "c'est l'heure de la promenade, bozo". Il a d'autres trucs à faire. Servir d'assistante<br /> sociale, car celle qui est affectée au centre de détention doit aussi s'occuper de 4 ou 5 autres centres. Séparer les bastons entre détenus. Essayer de garder une relative bonne ambiance.<br /> Surveiller les mecs qui prennent des cours.<br /> Maintenant, la rage au ventre, je la comprend et je l'ai aussi. Et il faut la garder, même si ça fait mal. Parce que la rage au ventre, c'est tout ce qu'il nous reste pour faire bouger les<br /> choses.<br /> Et ça aussi, ça fait mal.
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N
<br /> ni dieu ni maître<br /> nous rapellerons<br /> <br /> <br />
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E
<br /> <br /> Exactement ma soeur!<br /> <br /> <br /> Aux armes! :)<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> le silence est d'or, la parole est d'argent... la suite c'est: le pire c'est d'être ignoré...?<br /> <br /> <br />
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E
<br /> <br /> Le pire, c'est l'auto-censure! Intégrer sans même s'en rendre compte la honte injustifiée que ce système impose aux familles, qui ne sont coupables que du soutien qu'elles apportent..<br /> <br /> <br /> <br />