(Ceci est la fin originiale, écrite il y a longtemps désormais. Je n'en étais pas satisfait, d'où sa non diffusion ici. Mais je n'ai pas réussi à écrire mieux. L'appartition d'un nouveau lecteur qui a la curiosité et la gentillesse de m'écrire des commentaires, notamment sur la troisième partie des aventures de ce pauvre Thomas, m'a décidé de poster la fin quand même. Il est temps de refermer la boucle de cette histoire à suivre qui date d'il y a trop longtemps. Je dédicace donc cette fin à Lo, et m'engage, car je sais ce texte parfois flou, à répondre aux commentaires demandants des explications. Je sais ce texte médiocre, mais rien n'est pire qu'une histoire inachevée, non? Attention aux âmes sensibles, le début est assez violent.)
Près d’une heure plus tard, Thomas riait d’un rire dément, entre deux spasmes nerveux. Le médecin militaire se tenait près de lui, enchaînant perfusions, piqûres d’adrénalines et autres produits assurant qu’il ne sombrerait pas dans l’inconscience, quel que soit le niveau de douleur. Ses genoux, ses pieds, ses mains n’étaient que bouillie, il n’avait plus aucun ongle, chacune de ses phalanges était en miette. Marteau, pinces diverses, la trousse à outils était souillée de sang qui ruisselait par ses interstices. Là, le gradé s’autorisait une pause et fumait une cigarette, assis en face de lui. C’était sa deuxième. La première, il avait fini par l’écraser dans l’œil gauche de Thomas.
« Ok, j’admets. Tu encaisses bien. J’ai vu des soldats parler plus vite. Bravo.
_De toutes façons vous allez me tuer, hoqueta péniblement Thomas. C’est que du bonus, conclut-il d’un sourire sanguinolent grimaçant.
_Certes. »
L’homme se releva.
« Dans ce cas, changeons de technique. Tu as de la famille, des amis, non ? »
Thomas ricana, entre deux spasmes de douleur. Puis il prit une longue inspiration avant de répondre.
« Je l’attendais celle-là. Mauvaise pioche. J’ai juste une pauvre mamie de quatre-vingt huit ans. Je l’aime, hein, mais ça ne suffira pas. Son cœur lâchera rien qu’à vous voir. Et sinon j’ai un ami. Mais vu le temps que vous avez mis à venir ici et qu’il ne répond plus à son téléphone depuis ce midi, j’en conclu qu’il n’est plus de ce monde, et que lui aussi, il vous a résisté longtemps. »
Lorsqu'il parlait, un peu d'humeur vitrée, qui remplissait avant feu son œil gauche et qui recouvrait maintenant la moitié de son visage, coulait sur ses lèvres. Le goût était salé, écœurant. Il eut un haut-le-cœur, et cracha une glaire sanguinolente au sol. Puis il releva la tête dans une grimace et conclu :
« Il n’y a que moi. »
Le militaire envisagea un instant torturer une petite vieille, mais renonça vite à l’idée. Au delà d'un certain âge, les vieux décèdent d'un saignement de nez, et sont en général prêts à mourir par simple esprit de contradiction. Résigné, la clope au bec, il se pencha à nouveau vers la trousse à outils, et en tira une scie à bois. S’approchant de Thomas dont l’œil terrorisé frôlait la folie il lui répondit simplement d'un ton que la rage sourde rendait glacial:
« Certes. »
Une heure plus tard, le médecin militaire s’inquiétait. Il s’affairait sans cesse sur Thomas, allongé au sol dans une mare de sang, réduit à l’état d’homme tronc. Il lui perfusait du sang, de l’adrénaline, pansait les moignons sanguinolents. Il avait les bras sciés au niveau des avants bras, les jambes à mi-cuisses. Il était aussi aveugle, la deuxième cigarette ayant été écrasée de la même manière que la première. Le médecin prit pour la première fois la parole :
« Colonel, je vais avoir du mal à le tenir alerte. Si vous désirez continuer, il va peut-être falloir le ramener au laboratoire. Je vais manquer d’ampoules d’adrénaline et de poches de sang.
_On n’a pas le temps. Retournez-le et prêtez moi quelques ustensiles. On va stimuler sa moelle épinière.
_Colonel !
_Exécution ! »
Le médecin militaire soupira, et entreprit de mettre Thomas sur le ventre, manœuvre délicate avec les multiples perfusions. Mais celui-ci l’arrêta en marmonnant, d’une voix mêlant agonie et démence :
« Il est quelle heure ? »
Les deux militaires échangèrent un regard surpris. Ils regardèrent tous deux leurs montres. Le Colonel répondit :
« Bientôt huit heures.
_Je ne vous crois pas, peina à articuler Thomas. »
Le Colonel et le médecin échangèrent de nouveau un regard perplexe.
« Et ça change quoi, gamin, s'il est huit heures ? »
Thomas toussa, crachant de nouvelles glaires et postillons sanguinolents.
« S'il est huit heures, je parle, connard. »
L'instant de surprise passé, le militaire s'agita. Dans un premier réflexe, il voulut lui montrer l’heure sur sa montre, mais il se trouva face aux orbites brûlées et dégoulinantes de Thomas. Il réfléchit deux secondes, puis alla chercher le portable de sa victime au sol, composa le numéro de l’horloge parlante et lui colla contre l’oreille.
« ça y est, t’es content ? Alors parle, bordel !
_Je veux une cigarette. »
Le colonel fulmina, mais s’exécuta. Il en sortit une de son paquet, l’alluma, et la tendit au médecin pour qu’il fasse fumer Thomas. Ses lèvres étaient entièrement recouvertes, tout comme son visage maintenant, du liquide échappé de ses globes oculaires crevés. Le médecin dû les essuyer de sa manche. Thomas toussa à la première bouffée, et faillit tourner de l’œil. Le colonel le gifla.
« Parle, nom de dieu. »
Il fuma une dernière bouffée, et enfin, Thomas parla. Lentement, s’appliquant à articuler chaque syllabes.
« Je discute souvent avec mon voisin. C’est fou ce qu’on apprend en parlant avec les gens. Par exemple, vous saviez qu’un cochon digère de la peinture rouillée en moins de quatre heures ? C’est dingue, non ? »
Thomas ricana comme seul le font ceux qui ont perdu tout contact avec leur raison. Le colonel blanchit de rage et laissa échapper un « nom de dieu… ». Thomas poursuivit péniblement.
« Pour la bouffe classique c’est plus rapide. Par exemple pour la viande, s’il a bien faim, un cochon peut en manger jusqu’à vingt kilos et la transformer en une belle merde fumante, en moins de deux heures. Et un cochon, ça a toujours faim. Surtout ceux de mon voisin. »
Mais le colonel n’écoutait plus, il s’égosillait déjà dans son émetteur :
« Oui, vous m’avez parfaitement entendu ! Je vous ordonne de fouiller toutes les merdes de porc encore chaudes ! Et j’en ai rien à foutre s’il y en a partout ! Vous passez les merdes en revue une à une et vous me ramenez celles qui ont des particules anormales ! Et Flinguez-moi aussi tous les porcs, qu'on les éventre et inspecte leurs entrailles. Oui, sergent, vous m'avez parfaitement compris ! EXECUTION !! »
Thomas riait à gorge déployée, au sol. Il imaginait la douzaine de militaires, à quatre pattes, à fouiller la merde et les entrailles de porc. Le truc, c’est que contrairement aux vaches qui défèquent chacune dans leur coin, les cochons de son voisin, eux, chiaient tous au même endroit, dans la mare de boue dans laquelle ils se roulaient parfois. Thomas riait d’un fou rire dément, tandis que le colonel s’égosillait dans son émetteur.
Jusqu’à ce que le gradé en ait marre de ne plus s’entendre, sorte son arme de service, arme le chien, braque le visage de Thomas en déclarant juste :
« C’est terminé, gamin. »
Du haut de la rue, par sa petite fenêtre entrouverte ornée de rideaux en vieille dentelle épaisse, la grand-mère de Thomas observait le camion bâché depuis près de deux heures. Elle était trop loin pour entendre les cris de son petit-fils, mais avait parfaitement perçu la détonation, qui la fit sursauter. Elle n'avait nul besoin d'en savoir plus, ses entrailles de mère, de grand-mère, lui disaient tout ce qu'elle devait savoir. Elle était seule, à présent.
Elle referma la fenêtre tandis qu'une larme perlait. Pour s'occuper les mains et l'esprit, elle prépara fiévreusement son caddie pour les courses qu'elle ferait le lendemain matin à la ville, en prenant le petit bus pour personnes à mobilité réduite. Elle y mit son porte-monnaie, son foulard en cas de vent frais, son parapluie en cas de petite averse. Elle vérifia aussi que se trouvaient dedans les cinq petites boites que Thomas était passé lui déposer peu avant que les militaires n'arrivent dans la vallée. Elle ignorait ce qui se trouvait dedans. Elle savait juste qu'elle devait les déposer à la poste le lendemain matin, en les affranchissant au plus cher. Chaque boite portait l'écriture tremblante de son défunt petit-fils. Des adresses écrites à la va-vite. L'une, adressée au New York Times, devait traverser l'Atlantique. Les autres partiraient pour le Canard Enchaîné, El Pais, Bild et The Sun.
La grand-mère de Thomas s'installa dans son fauteuil au velours brun élimé, les yeux dans le vague devant sa télévision éteinte. Elle serra les poings, malgré l'arthrose qui l'élançait. Il lui tardait d'être au lendemain, parce que c'était la dernière chose qu'il lui restait à faire sur cette terre. Il lui tardait de mourir, et de laisser derrière elle ce monde qui avait éradiqué toute sa descendance sans sourciller.
Derrière elle, sur le petit appareil à cassette hors d'âge, la voix d'Edith Piaf, brouillée par l'usure de la bande magnétique, répétait à qui voulait l'entendre que non, elle ne regrettait rien, juste accompagnée du lent tic-tac de la vieille pendule en bois sombre.
Générique:
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