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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 11:36

(Ceci est la fin originiale, écrite il y a longtemps désormais. Je n'en étais pas satisfait, d'où sa non diffusion ici. Mais je n'ai pas réussi à écrire mieux. L'appartition d'un nouveau lecteur qui a la curiosité et la gentillesse de m'écrire des commentaires, notamment sur la troisième partie des aventures de ce pauvre Thomas, m'a décidé de poster la fin quand même. Il est temps de refermer la boucle de cette histoire à suivre qui date d'il y a trop longtemps. Je dédicace donc cette fin à Lo, et m'engage, car je sais ce texte parfois flou, à répondre aux commentaires demandants des explications. Je sais ce texte médiocre, mais rien n'est pire qu'une histoire inachevée, non? Attention aux âmes sensibles, le début est assez violent.)

 

Près d’une heure plus tard, Thomas riait d’un rire dément, entre deux spasmes nerveux. Le médecin militaire se tenait près de lui, enchaînant perfusions, piqûres d’adrénalines et autres produits assurant qu’il ne sombrerait pas dans l’inconscience, quel que soit le niveau de douleur. Ses genoux, ses pieds, ses mains n’étaient que bouillie, il n’avait plus aucun ongle, chacune de ses phalanges était en miette. Marteau, pinces diverses, la trousse à outils était souillée de sang qui ruisselait par ses interstices. Là, le gradé s’autorisait une pause et fumait une cigarette, assis en face de lui. C’était sa deuxième. La première, il avait fini par l’écraser dans l’œil gauche de Thomas.

 

« Ok, j’admets. Tu encaisses bien. J’ai vu des soldats parler plus vite. Bravo.

 

_De toutes façons vous allez me tuer, hoqueta péniblement Thomas. C’est que du bonus, conclut-il d’un sourire sanguinolent grimaçant.

 

_Certes. »

 

L’homme se releva.

 

« Dans ce cas, changeons de technique. Tu as de la famille, des amis, non ? »

 

Thomas ricana, entre deux spasmes de douleur. Puis il prit une longue inspiration avant de répondre.

 

« Je l’attendais celle-là. Mauvaise pioche. J’ai juste une pauvre mamie de quatre-vingt huit ans. Je l’aime, hein, mais ça ne suffira pas. Son cœur lâchera rien qu’à vous voir. Et sinon j’ai un ami. Mais vu le temps que vous avez mis à venir ici et qu’il ne répond plus à son téléphone depuis ce midi, j’en conclu qu’il n’est plus de ce monde, et que lui aussi, il vous a résisté longtemps. »

 

Lorsqu'il parlait, un peu d'humeur vitrée, qui remplissait avant feu son œil gauche et qui recouvrait maintenant la moitié de son visage, coulait sur ses lèvres. Le goût était salé, écœurant. Il eut un haut-le-cœur, et cracha une glaire sanguinolente au sol. Puis il releva la tête dans une grimace et conclu :

 

« Il n’y a que moi. »

 

Le militaire envisagea un instant torturer une petite vieille, mais renonça vite à l’idée. Au delà d'un certain âge, les vieux décèdent d'un saignement de nez, et sont en général prêts à mourir par simple esprit de contradiction. Résigné, la clope au bec, il se pencha à nouveau vers la trousse à outils, et en tira une scie à bois. S’approchant de Thomas dont l’œil terrorisé frôlait la folie il lui répondit simplement d'un ton que la rage sourde rendait glacial:

 

« Certes. »

 

Une heure plus tard, le médecin militaire s’inquiétait. Il s’affairait sans cesse sur Thomas, allongé au sol dans une mare de sang, réduit à l’état d’homme tronc. Il lui perfusait du sang, de l’adrénaline, pansait les moignons sanguinolents. Il avait les bras sciés au niveau des avants bras, les jambes à mi-cuisses. Il était aussi aveugle, la deuxième cigarette ayant été écrasée de la même manière que la première. Le médecin prit pour la première fois la parole :

 

« Colonel, je vais avoir du mal à le tenir alerte. Si vous désirez continuer, il va peut-être falloir le ramener au laboratoire. Je vais manquer d’ampoules d’adrénaline et de poches de sang.

 

_On n’a pas le temps. Retournez-le et prêtez moi quelques ustensiles. On va stimuler sa moelle épinière.

 

_Colonel !

 

_Exécution ! »

 

Le médecin militaire soupira, et entreprit de mettre Thomas sur le ventre, manœuvre délicate avec les multiples perfusions. Mais celui-ci l’arrêta en marmonnant, d’une voix mêlant agonie et démence :

 

« Il est quelle heure ? »

 

Les deux militaires échangèrent un regard surpris. Ils regardèrent tous deux leurs montres. Le Colonel répondit :

 

« Bientôt huit heures. 

 

_Je ne vous crois pas, peina à articuler Thomas. »

 

Le Colonel et le médecin échangèrent de nouveau un regard perplexe.

 

« Et ça change quoi, gamin, s'il est huit heures ? »

 

Thomas toussa, crachant de nouvelles glaires et postillons sanguinolents.

 

« S'il est huit heures, je parle, connard. »

 

L'instant de surprise passé, le militaire s'agita. Dans un premier réflexe, il voulut lui montrer l’heure sur sa montre, mais il se trouva face aux orbites brûlées et dégoulinantes de Thomas. Il réfléchit deux secondes, puis alla chercher le portable de sa victime au sol, composa le numéro de l’horloge parlante et lui colla contre l’oreille.

 

« ça y est, t’es content ? Alors parle, bordel !

 

_Je veux une cigarette. »

 

Le colonel fulmina, mais s’exécuta. Il en sortit une de son paquet, l’alluma, et la tendit au médecin pour qu’il fasse fumer Thomas. Ses lèvres étaient entièrement recouvertes, tout comme son visage maintenant, du liquide échappé de ses globes oculaires crevés. Le médecin dû les essuyer de sa manche. Thomas toussa à la première bouffée, et faillit tourner de l’œil. Le colonel le gifla.

 

« Parle, nom de dieu. »

 

Il fuma une dernière bouffée, et enfin, Thomas parla. Lentement, s’appliquant à articuler chaque syllabes.

 

« Je discute souvent avec mon voisin. C’est fou ce qu’on apprend en parlant avec les gens. Par exemple, vous saviez qu’un cochon digère de la peinture rouillée en moins de quatre heures ? C’est dingue, non ? »

 

Thomas ricana comme seul le font ceux qui ont perdu tout contact avec leur raison. Le colonel blanchit de rage et laissa échapper un « nom de dieu… ». Thomas poursuivit péniblement.

 

« Pour la bouffe classique c’est plus rapide. Par exemple pour la viande, s’il a bien faim, un cochon peut en manger jusqu’à vingt kilos et la transformer en une belle merde fumante, en moins de deux heures. Et un cochon, ça a toujours faim. Surtout ceux de mon voisin. »

 

Mais le colonel n’écoutait plus, il s’égosillait déjà dans son émetteur :

 

« Oui, vous m’avez parfaitement entendu ! Je vous ordonne de fouiller toutes les merdes de porc encore chaudes ! Et j’en ai rien à foutre s’il y en a partout ! Vous passez les merdes en revue une à une et vous me ramenez celles qui ont des particules anormales ! Et Flinguez-moi aussi tous les porcs, qu'on les éventre et inspecte leurs entrailles. Oui, sergent, vous m'avez parfaitement compris ! EXECUTION !! »

 

Thomas riait à gorge déployée, au sol. Il imaginait la douzaine de militaires, à quatre pattes, à fouiller la merde et les entrailles de porc. Le truc, c’est que contrairement aux vaches qui défèquent chacune dans leur coin, les cochons de son voisin, eux, chiaient tous au même endroit, dans la mare de boue dans laquelle ils se roulaient parfois. Thomas riait d’un fou rire dément, tandis que le colonel s’égosillait dans son émetteur.

 

Jusqu’à ce que le gradé en ait marre de ne plus s’entendre, sorte son arme de service, arme le chien, braque le visage de Thomas en déclarant juste :

 

« C’est terminé, gamin. »

 

Du haut de la rue, par sa petite fenêtre entrouverte ornée de rideaux en vieille dentelle épaisse, la grand-mère de Thomas observait le camion bâché depuis près de deux heures. Elle était trop loin pour entendre les cris de son petit-fils, mais avait parfaitement perçu la détonation, qui la fit sursauter. Elle n'avait nul besoin d'en savoir plus, ses entrailles de mère, de grand-mère, lui disaient tout ce qu'elle devait savoir. Elle était seule, à présent.

 

Elle referma la fenêtre tandis qu'une larme perlait. Pour s'occuper les mains et l'esprit, elle prépara fiévreusement son caddie pour les courses qu'elle ferait le lendemain matin à la ville, en prenant le petit bus pour personnes à mobilité réduite. Elle y mit son porte-monnaie, son foulard en cas de vent frais, son parapluie en cas de petite averse. Elle vérifia aussi que se trouvaient dedans les cinq petites boites que Thomas était passé lui déposer peu avant que les militaires n'arrivent dans la vallée. Elle ignorait ce qui se trouvait dedans. Elle savait juste qu'elle devait les déposer à la poste le lendemain matin, en les affranchissant au plus cher. Chaque boite portait l'écriture tremblante de son défunt petit-fils. Des adresses écrites à la va-vite. L'une, adressée au New York Times, devait traverser l'Atlantique. Les autres partiraient pour le Canard Enchaîné, El Pais, Bild et The Sun.

 

La grand-mère de Thomas s'installa dans son fauteuil au velours brun élimé, les yeux dans le vague devant sa télévision éteinte. Elle serra les poings, malgré l'arthrose qui l'élançait. Il lui tardait d'être au lendemain, parce que c'était la dernière chose qu'il lui restait à faire sur cette terre. Il lui tardait de mourir, et de laisser derrière elle ce monde qui avait éradiqué toute sa descendance sans sourciller.

 

Derrière elle, sur le petit appareil à cassette hors d'âge, la voix d'Edith Piaf, brouillée par l'usure de la bande magnétique, répétait à qui voulait l'entendre que non, elle ne regrettait rien, juste accompagnée du lent tic-tac de la vieille pendule en bois sombre.

 

Générique:

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 22:47

 

Les Aventures de Thomas Mortemousque, première partie.

 

Les Aventures de Thomas Mortemousque, deuxième partie.

 

Il tendit une troisième fois la main, se forçant se coup-ci à ne pas la retirer de suite. Il n’y parvint qu’une poignée de secondes. Il dû se rendre à l’évidence. Sur le toit de sa voiture, se trouvait quelque chose. Une chose molle et dure à la fois, mais qu’il ne percevait qu’au toucher. Il en approcha prudemment le visage. L’odeur était forte, organique. En réalité, seule sa vue lui faisait défaut. Il ne voyait rien, et pourtant, il y avait bien quelque chose.

 

Il courut à l’intérieur, fouilla fiévreusement dans ses placards. Il revint à sa voiture affublé de plusieurs sacs de farine qu’il renversa dessus. Enfin, il vit. Et vomit dans la foulée. Sur le toit de son véhicule se trouvait le corps décapité d’un enfant. Le corps invisible d’un enfant. La galerie avant, celle qui était abîmée et coupante avait dû lui trancher la tête sur laquelle – Thomas eu une nouvelle nausée à cette pensée – il avait roulé le matin même dans le parking de la résidence de son ami. Du sang coagulé, invisiblemais odorant, recouvrait son pare-brise avant, ce qui lui avait épargné le givre ce matin. Thomas, jambes tremblantes, migraine hurlante, s’assit un moment dans l’herbe humide. Un enfant invisible s’était suicidé durant la nuit et avait atterri sur sa voiture. « Je dois être complètement cinglé », pensa-t-il. Il se releva, mais constata que le corps recouvert de farine était toujours là. Il tenta à nouveau d’appeler son ami, mais tomba directement sur sa messagerie. Chose qui, là non plus, n’arrivait jamais. Thomas releva la tête de son portable, bouche-bée.

 

La base militaire.

 

L'enfant invisible.

 

Son ami qui ne répondait pas.

 

Qui ne répondrait plus.

 

Thomas fut saisi d'un profond vertige, et s’effondra plus qu'il ne s'allongea sur le dos. Au dessus de lui les nuages tourbillonnaient d'une danse folle.

 

Au bout de quelques secondes, l'univers cessa de tourner, l'urgence prit le relai. Il parvint tant bien que mal à rassembler ses idées, à les extraire de l'ouragan de panique qui balayait son esprit.

 

Il réalisa alors qu’il lui fallait agir vite.

 

Il se releva brusquement.

 

Très vite.

 

Lorsque quelques dizaines de minutes plus tard plusieurs véhicules de l’armée, deux Humer et un camion, surgirent de derrière les collines en roulant à tombeau ouvert, se garèrent en dérapage tout autour de chez lui, Thomas finissait de passer le jet haute pression sur son véhicule. Il avait investi dans ce matériel quelques mois auparavant pour enlever la vieille peinture extérieure de sa maison, peinture qu’il n’avait finalement jamais remplacée. Thomas accueillit les militaires avec un grand sourire, tentant de cacher sa migraine et surtout la terreur sourde qui l'habitait. Une bonne douzaine d'hommes en uniformes surgirent des véhicules. Certains portaient des lunettes thermiques et regardaient partout, en ôtant et remettant en alternance les lunettes. Un haut gradé, tenue kaki intégrale, cheveux blancs en brosse et bardé de médailles sur le cœur, se précipita sur Thomas. Lequel ne trouva qu’à dire, d'une petite voix :

 

« Bonjour. »

 

L’homme grimaça en notant le manque de surprise de Thomas et le jet haute-pression. Il s’avança jusqu’à être nez contre nez. Dans un rictus contrit, il souffla juste, impératif.

 

« Gamin, je n’ai ni le temps, ni l’humeur à jouer. Il va falloir être extrêmement coopératif, et ce, tout de suite. Dis moi tout ce que je veux savoir, et dis-le moi maintenant. Ou tu vas au devant de très très gros ennuis. »

 

Thomas déglutit difficilement. Il nota que le gradé était en proie lui aussi à la panique, dans un état de nervosité intense. Il jeta un coup d’œil sur sa maison, sur sa vallée, et au loin, sur la maison de sa grand-mère. Il aurait aimé avoir le temps de lui dire au revoir correctement. Finalement, aussi gris et perdu que soit son chez-soi, on finit toujours par le regretter, et toujours plus tôt qu’on ne s’y attendait.

 

Thomas revint au regard bleu furieux du militaire immobile devant lui. Il déglutit une toute dernière fois. D’une voix tremblante, il demanda :

 

« Un café ? »

 

Le gradé explosa de rage, plaqua Thomas sur le capot de son véhicule d’une clef de bras qu’il força jusqu’au craquement d’épaule, arrachant un hurlement de douleur a sa victime. Puis il se retourna vers ses subordonnés.

 

« Vous me l’emmenez dans le camion, et les autres vous passez le secteur au peigne fin. Exécution ! »

 

L’instant d’après, Thomas était attaché à une chaise, dans le camion entièrement bâché. Au dessus de lui, une ampoule protégée pendait à un fil. Il était seul avec le gradé. Et une boite à outils.

 

« Je t’explique, gamin. C’est fini la plaisanterie. Là, tu joues dans la cour des grands, et crois-moi, t’as pas les couilles. Je sais que tu sais pourquoi on est là. Je sais que tu sais ce qu’on veut que tu nous dises. Je le sais, parce que tu n’as pas été surpris de nous voir arriver. Alors tu vas tout me dire, là, maintenant, sinon je vais vraiment, mais alors vraiment me fâcher. »

 

Pour accompagner ses dires, il plongea en aveugle sa main dans la caisse à outils. Il en tira un marteau.

 

Une goutte de sueur froide parcouru l’échine de Thomas.

 

« Ecoutez… monsieur. On pourrait peut-être prendre le temps d’en discuter un peu ? »

 

Face à lui, l'homme se leva lentement, la mine sombre, le regard noir.

 

« Gamin, tu m'as l'air sur une mauvaise pente, déclama-t-il froidement. Je te l'ai dit, j'ai pas le temps de jouer avec toi. Tu as trois secondes, et c'est ta dernière chance. Une... »

 

Le gradé continua d'avancer lentement vers Thomas qui l'observait, mâchoire serrée.

 

« Deux... »

 

Il fit passer le marteau de sa main gauche à sa main droite, et s'assura d'avoir une bonne prise sur l'outil. Thomas ne pouvait maintenant détacher son regard de la pièce d'acier rutilante au bout du manche en plastique noir.

 

« Trois. »

 

Thomas grimaça en fermant les yeux, le visage contrit. Un violent coup de marteau lui explosa le genou droit. Il hurla.

 

« Ok, alors tu veux jouer. » fulmina le gradé en retirant sa veste, puis son marcel gris, révélant un torse à la musculature impeccable, tatoué de symboles d’appartenance à d'obscurs groupuscules. Puis il se dirigea vers les bâches du fond du camion, passa sa tête dehors et cria « un médecin ! ».

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25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 10:13

        

 

(Pour la première partie, cliquez ici)

 

 

Thomas travaillait dans une boite de vente d’habits par correspondance, qui s’était ouverte grâce à l’explosion du e-business. En gros, il remplissait des cartons. L’entreprise s’était installée là à la faveur de lois censées inciter les entrepreneurs à investir cette région désolée. Le chef d’équipe fit les gros yeux à Thomas en le voyant arriver en retard, ce dernier baissa la tête en passant devant lui et rejoignit son poste sur la chaîne, dans le brouhaha incommensurable de la lourde machinerie qui remplissait tout le hangar dans lequel il travaillait. C’était parti pour huit heures.

 

Rien de notable ne se passa durant la matinée. Rien de notable ne se passait jamais dans ce boulot, de toutes façons. A midi, Thomas alla s’acheter un sandwich triangle au distributeur de la salle de pause, et s’installa parmi ses collègues. Dans son gobelet en plastique, un autre gramme de paracétamol et de citrate de bétaïne fondaient en cœur, sous les regards amusés. Passés les quolibets d’usage concernant son retard et son teint pâle, la discussion s’orienta sur les sujets rituels, soit le programme télé de la vieille et les actualités. Thomas se tint en retrait, à la fois parce qu’il n’avait pas vu les téléfilms ou émissions citées, parce qu’il n’était que rarement d’accord avec ses collègues concernant les questions politiques, et qu’il avait très, très mal à la tête.

 

Puis un jeune collègue qui avait pour habitude de manger dans sa voiture tunée en écoutant de la house-music s’adressa à lui, en parlant fort, lorsqu’il pénétra dans la salle de pause pour prendre un café :

 

« Eh, Tom, faut absolument que tu enlèves les galeries de ta caisse, elles vont vraiment tomber, là. »

 

Thomas prit cela pour une nouvelle raillerie. Il était vrai qu’une de ses galeries était fendue, mais les autres se portaient bien, et elles étaient loin de tomber.

 

« Ouais, ouais, ça va, hein, répondit-il en poussant la voix. On ne se moque pas d’une vieille dame. »

 

Son collègue eut une moue d’incompréhension, et haussa les épaules.

 

« Tu fais comme tu veux, je t’aurais prévenu. »

 

Puis il repartit boire son café en écoutant son caisson de basse 400watts, portières ouvertes. Le côté pratique était qu'il n'avait nul besoin de touillette, les vibrations parcourant sa voiture auraient fait repartir un cœur à l'arrêt depuis deux jours. Le côté con, c'est qu'il était à moitié sourd à vingt-deux ans.

 

Thomas releva la tête de son sandwich qu’il ne parviendrait de toutes façons pas à finir. Ça ne ressemblait pas aux railleries habituelles de ce collègue, qui ne maniait que très rarement l’ironie, ou alors avec la grâce et la délicatesse d’un pachyderme, et qui généralement concluait chaque moquerie d’un rire gras et bruyant. Thomas se leva péniblement et alla jusqu’à la fenêtre qui donnait sur le parking. Il resta bouche bée.

 

C’était un fait, il fallait qu’il retire les galeries. Trois des quatre étaient cassées en deux par le milieu. Pourtant il était presque sûr que la veille elles étaient dans leur état normal. Il chercha ce qui pouvait expliquer la rupture de trois galeries pendant la nuit. Mais toutes les hypothèses mettaient en scène une branche d’arbre qu’il aurait dû retrouver au matin. Et puis, il n’y avait pas d’arbre autour du parking. Peut-être, pendant la nuit, un voisin excédé par le bruit qu’il faisait avec son ami avait-il balancé quelque chose sur sa voiture, puis était venu le récupérer pour ne pas être identifié. C’était tiré par les cheveux, mais c’était pour Thomas la plus plausible des hypothèses. Un voisin, ou le concierge.

 

Il s’écarta un peu, trouva un coin tranquille et tenta d’appeler son ami sur son portable, qui ne répondit pas. C’était étrange, il répondait toujours à Thomas d’habitude, quelles que soient les circonstance. Une fois il avait même décroché au commissariat où il attendait de se faire interroger après avoir été pris en train de fumer un joint. Dans un trait d’humour bien à lui, il avait décroché en hurlant « planque la beuh, j’viens de me faire choper ! », hilare. Ça ne fit manifestement rire que lui, puisque cela valu à Thomas une fouille entière de sa maison, avec son ami, menottes au poignets, qui répétait à qui voulait l’entendre qu'il « déconnait ». Bien entendu les gendarmes étaient repartis bredouilles. La grand-mère de Thomas avait été ravie de lui garder quelques jours cette boite à chaussure odorante.

 

Mais non, son ami ne répondait pas, pas même au deuxième, ni au troisième essai.

 

Thomas soupira de dépit et alla se rasseoir, en passant prendre un coca au distributeur. Peu importait la raison finalement. Ce soir à la débauche, il fallait qu’il retire les galeries, qui de toutes façons ne lui avaient servi qu’une fois pour un road-trip qui s’était terminé au bout de deux heures sur une borne d’autoroute où une dépanneuse lui avait englouti tout son budget vacance.

 

La sonnerie de l’usine retentit pour la reprise. Encore quatre heures.

 

Finalement, la journée de travail voulut bien se terminer, avec comme il se doit les deux dernières heures qui en parurent six à elles seules. Thomas sortit dans les premiers, et retrouva sur le parking le vent froid et la grisaille. Il monta directement dans sa voiture par la porte passager, en faisant mine de ne pas entendre les rires de ses collègues. Heureusement, la vieille dame voulut bien démarrer du premier coup, et il s’éloigna aussi vite qu’il put de ce lieu qui lui mangeait ses journées, semaines, mois et années dans un incommensurable ennui.

 

Dix minutes plus tard, il était chez lui. Il habitait une bâtisse moche aux murs de parpaings nus, au jardin en terrain vague. Son seul voisin était une ferme porcine, bruyante et odorante. Un peu plus haut, à cinq minutes, se trouvait la charmante bicoque de sa grand-mère. Normalement, il passait la voir tous les soirs, mais ici la nuit tombait vite, et il devait s’occuper de ses galeries. Sans compter qu’avec la mine qu’il avait, elle allait se faire du souci. Non, aujourd’hui, il se contenterait de l’appeler.

 

Garant sa voiture dans l’allée, sous le regard concupiscent des énormes cochons de son voisin, il s’attaqua sans attendre à ses galeries, armé d’un tournevis pour les retirer. Mais lorsqu’il tendit la main sur le toit de sa voiture, il cria de surprise et d’horreur, tomba à la renverse, sur son séant, dans une terre humide et argileuse. Il se releva, tremblant, la migraine battant ses tempes, et tendit la main de nouveau, avant de la retirer avec empressement.

 

« Putaindebordeldemerde ! »

 

 

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31 juillet 2011 7 31 /07 /juillet /2011 11:19
   "Les Aventures de Thomas Mortemousque"

  ou l'Allégorie Traumatique


 

 

 

Thomas Mortemousque se réveilla avec ce qu’il convenait d’appeler dans un souci d’exactitude, une sacrée putain de gueule de bois. Sur un matelas élimé à peine plus épais qu’un livre et certainement pas plus confortable, juste recouvert d’un duvet hors d’âge aux milles senteurs de sueur, d’alcool, le tout mélangé à d’autres parfums accumulés au fil des utilisations, dont il valait mieux omettre de chercher la provenance. A côté de lui, sur le canapé-lit, sont ami dormait encore, pas même réveillé par la sonnerie croissante du portable de Thomas. Après un long soupir de souffrance, ce dernier dû se rendre à l’évidence. Il était l’heure de partir travailler. Enfin, de courir travailler. L’heure de partir travailler, c’était une demi-heure plus tôt, lorsque Thomas avait repoussé la sonnerie de son réveil d’un geste coupable.

 

Il s’habilla dans la salle de bain, seule autre pièce du studio de son ami. Se jeta de l’eau sur le visage, en grimaçant. Pour seul petit-déjeuner, il avala un citrate de bétaïne, un alka-setzer et un gramme de paracétamol, le tout dissout dans un même grand verre d’eau qu’il était allé chercher à tâtons parmi la vaisselle sale qui dégueulait du minuscule évier de la « cuisine », soit la face ouest de la pièce principale. Devant la mixture en ébullition multiple, il eut un doute quant à ses capacités digestives, et s’obligea à manger en accompagnement une demi part de pizza bolognaise froide de la veille, pour protéger ses intestins. Qui lui rendirent sa prévenance d’un haut-le-cœur ingrat et rancunier des excès de la veille. Une nuit à boire, fumer, et jouer aux jeux vidéo. Pas la meilleure idée lorsque le lendemain est fait d’une journée de préparation de commandes. Mais lorsque la semaine entière, le mois et l’année sont faits uniquement de journées de préparation de commandes, ce type d’incartades étaient nécessaires, voire salutaires, peut-être pas pour le corps, mais pour l'esprit.

 

Du moins, c’est ce dont Thomas tentait de se convaincre en se chaussant dans le couloir à l’atmosphère et au carrelage glacés de la résidence. Dans la région, les hivers étaient rudes. Les demis saisons aussi. Seul l’été accueillait enfin une douceur bienvenue, mais qui ne parvenait pas à atténuer l’infinie dépression que subissaient tous ceux qui étaient contraints de passer leur saison estivale dans un coin aussi paumé. Déjà qu’il s’agissait du département le moins peuplé, en été, il était légitimement déserté. C’était bien le terme qui convenait, la désertion. Vivre dans le coin, c’était la guerre. D’ailleurs, la seule chose notable du secteur était une zone militaire bâtie au calme quelques années plus tôt. Pas d’industrie, pas de commerce, donc pas d’emplois. Pas de population, donc pas de loisirs. Même la poste se retirait sur la pointe des pieds, tel un amant honteux, bureau par bureau. Le département voisin, pourtant à peine mieux loti, était déjà la risée du pays. Eux, ils étaient la risée du département voisin, et inconnus du pays. Il fallait être fou pour rester vivre ici lorsque l’on a vingt-cinq ans, soit l’âge de Thomas. Fou, ou n’avoir nulle part d’autre ou aller.

 

Thomas avait eu une enfance et une adolescence difficiles, marquées par des coups durs du destin, qui ne lui avaient laissé qu’une grand-mère qui l’avait élevé, et un ami avec lequel, deux ou trois fois par semaine, il oubliait sa vie dans les brumes éthyliques et cannabiques. Mais Thomas ne se plaignait pas, ou si peu. Après tout, il n’avait connu que ça, et puis, c’était son choix. Quand sa grand-mère mourrait, il s’en irait, sûrement, bien que finalement cette idée, sans qu’il le reconnaisse, l’effrayait. La région était déserte, certes. Mais au moins, il en connaissait chaque recoin, chaque détail, et ça le rassurait. Ses parents étaient partis une fois à la capitale voir de vieux amis. Juste une nuit, juste le temps d’y mourir d’une intoxication au monoxyde de carbone. C’était stupide sûrement, il devait bien y avoir dans le coin des chauffe-eau défectueux, mais ça avait marqué l’enfant que Thomas était alors. Ailleurs, c’était dangereux.

 

Thomas ne se plaignait pas, ou si peu. Par contre, ce matin, il pestait. Contre son mal de tête, ses nausées, son taux d’alcool encore si élevé qu’il peinait à marcher droit, contre le froid de la région, contre l’interrupteur du couloir de la résidence défectueux depuis deux mois. Contre la journée qui l’attendait. Mais pas une seule fois il ne pesta contre la soirée passée, pourtant responsable de la plupart de ses maux. Au contraire, y repenser lui provoqua un sourire. Une sacrée putain de bonne soirée. Puis il s’enfouit la tête dans son écharpe et sous son bonnet, et s’élança dans le grand froid.

 

Le parking de la résidence était désert, il faisait encore nuit. Un soleil levant blafard peinait à percer le manteau nocturne en ce brumeux matin de mars. Thomas chercha dans sa poche ses clefs de voiture, qu’il retrouva entre un mouchoir usagé et un paquet de filtres pour cigarettes renversé. En s’approchant de son véhicule, il eut une moue de dépit, un rien coupable. Sûrement semblable à celle qu’a le paysan, au matin de faire travailler aux champs un cheval arthritique et souffreteux qui a depuis longtemps mérité sa retraite. C’était un vieux break hors d’âge, d’une marque d’ex-URSS, oubliée de tous. A l’époque où les gens se souvenaient encore de l’existence de cette marque, il circulait une blague que Thomas avait entendu un petit millier de fois, qui prétendait que pour doubler la valeur d’un tel véhicule, il suffisait de faire le plein. C’était d’autant plus vrai maintenant, sauf que plus personne ne lui faisait la vanne. Il devait posséder un des rares exemplaires encore roulants, à raison d’une demi-journée dans le cambouis deux fois par mois, et le monde entier avait oublié l’existence même de cette marque. Mais il avait une relation particulière avec cette voiture. Sa grand-mère l’avait achetée d’occasion et offerte à ses parents lors de la naissance de Thomas, et c’est dans ce break, déjà vieux à l’époque, qu’ils étaient toujours partis en vacance. C’était aussi lui qui avait conduit ses parents à la capitale. Thomas était décidé à conserver ce véhicule jusqu’à ce qu’il rende l’âme. Enfin, qu’il rende l’âme pour de bon, parce qu’il avait déjà réussi à le ressusciter une dizaine de fois, même après que des garagistes moqueurs aient prononcé son décès en dénonçant l’acharnement thérapeutique. Dorénavant, seul Thomas était autorisé à soulever la jupe de tôle de la vieille dame. Lui seul en connaissait tous les secrets. D’ailleurs, il lui avait débranché le compteur kilométrique il y a de cela six ans, pour préserver sa dignité. La vieille dame n’affichait plus son âge. Elle le portait suffisamment sur elle.

 

Certains murmurent à l’oreille des chevaux, d’autres s’adressent à leurs plantes vertes, et d’autres encore, beaucoup plus nombreux, parlent à leur vieille voiture. La veille dame était de celles à qui il fallait parler gentiment et sans cesse des préliminaires jusqu’à l’arrivée, faute de quoi elle se vexait et vous laissait en rade sans l’ombre d’une sommation ou d’un scrupule. Peinant à déverrouiller la portière, Thomas se perdait déjà en suppliques et compliments. La serrure avait du jeu, et il n’avait pas le temps de jouer avec elle. Après deux bonnes minutes dans le froid à tenter de tourner la clé, il dû se résoudre à passer par la portière passager, qui céda assez vite, s’ouvrit et se referma derrière lui dans un même grincement atroce dont la puissance en décibels devait valoir celle d’une formule un en vitesse de pointe. En s’asseyant sur le fauteuil conducteur, Thomas, qui savait y faire, souffla juste, en caressant le volant :

 

« Je ne t’en veux pas, c’est pas grave. »

 

Puis il mit la clé dans le contact.

 

« Par contre, s’il te plaît, démarre. »

 

Il tourna la clé et écrasa l’accélérateur, starter à fond. Du fin fond du capot s’éleva un pénible Vouwouwouwouwou en canon avec les « s’ilteplaits’ilteplaits’ilteplaits’ilteplait » de Thomas, le front contre le volant.

 

Vingt secondes, échec. Pour ne pas noyer le moteur, il fit une pause. Thomas, toujours dans la même position, continua seul ses « s’ilteplaits’ilteplaits’ilteplaits’ilteplait » pendant trente secondes, avant de tourner à nouveau la clé.

 

Vouwouwouwouwou… BrrrrrrAAAAOUM ! Dans un vacarme assourdissant, le moteur se mit en branle, faisant trembler chaque centimètre de tôle jusqu’au rétroviseur intérieur. Relevant la tête dans un soupir de soulagement, Thomas souffla dans un sourire reconnaissant « je t’aime », tout en déverrouillant de l’intérieur la portière conducteur. Le pare-brise arrière était totalement pris par le givre, mais par un miracle que Thomas ne s’expliquait pas et qu’il accueillait avec joie, le pare-brise avant avait été épargné. Il se mit donc en route.

 

Après un passage en première difficile et bruyant, la vieille dame se mut. Lentement, car elle n’était pas la plus évidente à manœuvrer, avec ses presque cinq mètres de long dans un parking conçu pour des Smarts. Le concierge de la résidence était tatillon, nul doute qu’il était caché derrière ses rideaux, à guetter la moindre tôle froissée. La manœuvre se passa bien, Thomas et la vieille dame étaient presque sortis de leur place de parking lorsque la roue arrière droite se souleva bizarrement, comme si elle roulait sur un rondin, puis l’écrasa tel une pastèque, dans un atroce bruit de craquement humide. Thomas descendit aussitôt du véhicule, de peur d’avoir roulé sur le cadavre d’un chat ou d’un chien mort de froid. Mais lorsqu’il se mit à quatre pattes pour voir de quoi il s’agissait, puis qu’il fit le tour de la voiture, il lui fallut se rendre à l’évidence, il n’y avait absolument rien qui puisse expliquer le phénomène, pas un seul débris. L’esprit toujours dans un étau de souffrance et d’alcool, voyant la lumière de l’appartement du concierge s’allumer, Thomas remonta dans son véhicule, en essayant de se faire à l’idée qu’il ne s’agissait que d’un nouveau symptôme de l’âge de son destrier. En tout cas, ce symptôme-ci était une première, et il ne l’expliquait pas.

 

Il surveilla durant tout le trajet – une ligne droite désertique longeant le haut grillage bardé de cameras de la zone militaire, un virage, puis une longue ligne droite ne longeant plus rien du tout – les bruits suspects pouvant provenir de sa roue arrière. Il y eut moult bruits suspects, mais tous étaient concentrés sur la zone du moteur. Finalement, arrivant au travail, il oublia l’incident.

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